Bernie Sanders ou l’illusion du changement !

Il est particulièrement déconcertant  de constater l’engouement et les espoirs que peuvent susciter la candidature de Bernie Sanders auprès de la gauche française, voire mondiale, à peine huit ans après ceux engendrés (puis trahis !) par celle de Barack Obama.
D'autant plus que ces huit années ne sont qu’une longue et éprouvante liste de soulèvements et de révoltes populaires ayant pour essentiel objectif la mise en place d’un « processus électoral démocratique » dont au final le succès n’a fait qu’ensevelir toutes les aspirations initiales.
Quels régimes politiques issus des « printemps arabes » de l’Ukraine, de la Grèce ou de l’Espagne, quels leaders del’Euromaïdan de Kiev, de Syriza, de Podémos, en fait qui de Piotr Porochenko, du « Maréchal Sissi », ou bien même d’Alexis Tsipras et de Pablo Iglésias se sont avérés fidèles et cohérents en regard des exigences fondatrices de renversement de l’ordre établi qui les ont amenés au pouvoir? Aucun ! 
Et pourtant, étonnamment, il suffit de voir apparaitre sur la « scène politique américaine » (et nous parlons bien de théâtre), un vieux routard du Parti Démocrate, encore parfaitement inconnu du « grand public » avant le début des « primaires »,

mais auréolé de son opposition à la guerre du Vietnam  (il y a 50 ans !), de son statut de sénateur du Vermont, « politiquement indépendant » (pourtant «  administrativement rattaché » au Parti Démocrate1) , et, il est vrai, d’une certaine constance politique social-démocrate (relooké socialiste à tendance gauchiste pour l’occasion), pour assister à un emballement totalement irrationnel en sa faveur, au point de le faire apparaitre en quelques semaines comme l’homme susceptible de changer radicalement le cours de l’Histoire humaine .
Ceci, bien sûr, en dit beaucoup plus long sur la capacité du show médiatique électoraliste des Etats Unis  à renouveler l’offre et à susciter ainsi, de manière absolument artificielle mais formidablement efficace , l’attractivité d’un  processus de désignation des candidats à la Maison Blanche, pourtant parfaitement illusoire, fallacieux et insolemment truqué, bien plus que sur un supposé souffle révolutionnaire en passe de balayer l’oligarchie politico-financière dominante.
La grossièreté du subterfuge devrait  sauter aux yeux de tous les politologues et autres commentateurs politiques « avisés », tant il puise à un scénario dont le simplisme ferait honte même au pire des réalisateurs de films de série Z ! D’autant qu’il est facile, avec  un tant soit peu de distance, de se rendre compte qu’il s’agit, si je puis dire, d’un « storytelling à deux coups » ! Car dans le même temps que les « forces progressistes » se passionnent pour le « subversif  Bernie »  leurs symétriques réactionnaires peuvent s’enflammer à l’écoute des immondes saillies du bouffon Donald Trump !
Et l’exécrable  farce peut tranquillement proliférer et submerger l’espace médiatique (soit le libre arbitre des esprits) chaque surenchère de l’un renforçant la détermination (voire la colère et la haine) des partisans de l’autre camp.
L’enjeu politique (enfin s’il y en avait un !) peut alors virer au simple feuilleton à suspens autour de l’inepte interrogation :
Est ce que l’un ou l’autre de ces invraisemblables candidats  (voire les deux) va finalement accéder à l’investiture de son camp et pouvoir se présenter à la suprême fonction et même pourquoi pas, devenir le prochain président des Etats Unis d’Amérique ? God bless America ! 
Or, bien évidemment, le dénouement planifié n’est pas celui là!
Pour ce qui est de Trump, si personne n’avait certainement prévu le débordement de son succès (particulièrement éclairant sur l’état de la société américaine, j’y reviendrai ...) il est clair (du moins encore pour l’instant !) que les instances dirigeantes du Parti Républicain semblent dépassés par l’émergence de cette monstruosité en apparence incontrôlable ! Ce qui les incite, dans un premier temps, à tenter de concocter un plan B (par exemple une « Convention négociée ») pour l’écarter en dernière instance du sprint final. Mais leur pragmatisme pourrait bien les amener rapidement à des retournements et accommodements bien plus sulfureux…  
De l’autre côté même s’il est toujours envisageable qu’Hillary Clinton succombe brutalement d’une crise cardiaque en plein meeting ou soit rattrapée par de sombres et imparables affaires de corruption ou de trafic d’influence (bien peu probable puisque cela supposerait une presse et des journalistes indépendants) qui la forcent à « abdiquer » et laisse seul en lice le « candidat socialiste », sa prééminence n’est pas aujourd’hui sérieusement menacée !
Fin mars H. Clinton comptait 1 251 délégués contre 1 012 pour B. Sanders mais les super délégués de la Convention nationale du parti démocrate , non élus, donc « libres » de leur choix seront 712 lors du vote et à l’heure actuelle 482 d’entre eux se sont prononcés en faveur de la première et 27 seulement pour le second…Soit déjà un total de 1494 sur les 2 241 nécessaires (747 manquants alors qu’il en reste 1930 à départager soit à peine 39 %).
A première vue, la difficulté à venir pour ce camp là sera de ramener tous ceux qui se sont passionnés pour « Bernie », dans le giron de « Mother Clinton ». Mais, il va de soi, que ces deux là vont bien évidemment se découvrir soudainement un parfait terrain d’entente pour faire front à l’abomination « Trump » et que la majorité des soutiens du premier ne pourront que plébisciter la seconde, même s’ils doivent aller vomir à la sortie de l’isoloir…     

Mais tout ceci n’a en réalité qu’une importance tout à fait secondaire…
Personne ne semble se souvenir que le pouvoir réel d’un Président des EU est inversement proportionnel à l’omnipotence virtuelle dont l’habille le cirque médiatique et dont il se pare lui-même, discours après discours ! Les différents pantins qui se sont succédé à la maison Blanche depuis des décennies, de Reagan à Busch ou de Jimmy Carter à Bill Clinton devraient pourtant nous avoir suffisamment instruits pour qu’aucun doute ne vienne troubler cette certitude.
En réalité, quelles que soient leurs compétences ou leur rustrerie, tous ces candidats, une fois élus, n’ont évidemment plus d’autre choix que de se soumettre aux réels décideurs tant il est évident qu’un homme seul, quand bien même il serait omniscient (et même suicidaire), ne peut modifier d’un iota une machinerie institutionnelle de l’ampleur de celle qui régit, en sous main, les grandes tendances stratégiques (politiques, économiques et militaires) d’un système-nation qui domine le monde !         
S’il est clair que la grande majorité des acteurs de la classe politique, au-delà du clivage inhérent au bipartisme, n’est évidemment pas indifférente au nom, à la personnalité et au positionnement du futur élu, ne serait ce que parce que le propre statut hiérarchique de chacun d’entre eux peut s’en trouver modifié voire bouleversé, il l’est tout autant que la structure même de la répartition des pouvoirs (et en particulier la prééminence, en parfaite collusion, de la finance et du militaire sur le politique) ne risque en aucune manière d’en être altérée.
Or ce que j’exprime ici s’apparente bien plus à un truisme qu’à une fracassante révélation. Et, c’est là que surgit un étrange paradoxe, car c’est une opinion que partage, du moins peut-on le supposer, la grande majorité des millions d’électeurs qui se déplacent dans les bureaux de votes pour venir soutenir l’un ou l’autre de ces deux « outsiders » puisqu’ils le font essentiellement par rejet  d’une classe politique, à laquelle dans son ensemble, ils n’accordent plus aucun crédit..
Ils se défient, à juste titre, d’un système et de ses agents qu’ils considèrent, l’un par l’autre (ou inversement) intrinsèquement corrompus mais continuent à juger, de manière parfaitement irrationnelle, le processus électif (dit démocratique) à la source de leurs intronisations comme exempté de cette vilénie.
Ultime manque de lucidité qui permet aux pouvoirs en place de se « renouveler » dans un impeccable immobilisme, perpétuel élan de progrès autorisant la plus parfaite stagnation !  
Mais de quelle nature est donc cette aliénation2 collective et sur quels ressorts profonds de nos psychismes agit-elle pour parvenir aussi facilement à convertir un ensemble aussi important de personnes réfractaires, en rébellion ouverte à l’ordre établi, en simples moutons suivistes, fascinés  et soumis à la mise en scène, pourtant tant éculée, du brillant orateur ainsi ennobli… ?
Pour commencer à comprendre je n’ai, jusqu’à ce jour, pas trouvé de meilleure analyse que celle de Pierre Bourdieu que je me permets de condenser par la citation suivante  (alors qu’il est bien évidemment nécessaire, pour en mesurer la pertinence, de se plonger dans l’ensemble des textes qu’il a consacré à ce sujet…):  
« Sorte de fétiche, l’homme politique tient sa puissance proprement magique sur le groupe, de la croyance du groupe dans la représentation qu’il donne au groupe et qui est une représentation du groupe lui-même et de sa relation aux autres groupes. » (Langage et pouvoir symbolique Ed Fayard Page 241)
Tout se passe effectivement comme si l’impuissance manifeste et auto induite de l’action individuelle face à l’insurmontable défi que représente la transformation de structures sociales inamovibles bien que corrompues trouvait soudainement soulagement et solution dans l’expression élaborée,  par un « même que soi », à la fois de la description détaillée de leur turpitude en même temps que de celle des moyens d’y remédier.    
Effet miroir d’identification quasi magique que toute personne tourmentée par la flagrante injustice de notre organisation sociale ne peut s’empêcher d’éprouver à l’écoute du discours indigné et passionné d’un tribun (femme ou homme), identifié et ressenti comme loyal et sincère, dont la parole sonne enfin comme incontestable manifestation de la vérité.
Ce que Bourdieu énonce, à sa manière, ainsi :   
« Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne socialement désignée comme digne de créance les pouvoirs même qu’ils lui reconnaissent. » (Idem)
Cette fonction sociale en boucle est d’autant plus efficace que celui (ou celle) qui se trouve investi de cette autorité symbolique n’a rien fait d’autre pour l’obtenir que d’être en parfaite cohérence avec soi-même, en quelque sorte auto-persuadé de sa propre innocence dans ce processus de transfert et de délégation et donc d’autant plus crédible, participant ainsi pleinement et, en quelques sorte, à son insu, à sa propre mythification.
Il n’est pas interdit de penser qu’il en va ainsi pour Sanders que l’on peut supposer convaincu, de par son rôle agrégateur, si ce n’est de renverser immédiatement  la table, au moins de jeter les fondations d’une nouvelle force politique susceptible d’y parvenir dans un jour prochain.
J’ai quand même quelques difficultés à penser que, grisé par son succès, il ait totalement perdu le sens des réalités et oublié en quelques semaines ce que 50 ans passés à survivre dans les arcannes du pouvoir n’ont pu manquer de lui enseigner…!  
Ce qui n’est évidemment pas le cas  de son homologue d’en face, ramassis improbable de fourberie assumée, flattant en toute lucidité les instincts viscéraux les plus bas d’une population décervelée et fière de l’être. Mais que l’on ne s’y trompe pas ! Il est bien plus récupérable par l’orthodoxie conservatrice qu’il n’y parait…Bien que ses outrances et son obscénité révulsent une large partie du camp qu’il prétend représenter, il suffira certainement que les sondages lui donne quelques chances face à H. Clinton et qu’il tempère ses éclats  pour que tous ces leaders , pour l’instant révulsés,  s’assoient sur leurs états d’âmes et se rangent tranquillement derrière sa bannière !  
Pourtant les dirigeants de ce pays, s’ils étaient réellement concernés par son évolution sociale, seraient bien inspirés d’y voir l’indicateur d’une dramatique régression du niveau culturel moyen.
Que des millions de personnes puissent être séduits par la personnalité de D. Trump ne peut que consterner même le pire misanthrope !  Mais comme, pour eux tout ceci n’est qu’un simulacre dont l’essentiel objet est de capter l’attention d’une population qui sans cela se détournerait en masse de cette messe démocratique obsolète, ils vont évidemment en tout premier lieu  savourer les fruits de ce « cru 2016 » dont pourtant, souvenez vous, les prémices  particulièrement calamiteuses (Jeb Bush le frère de W contre la femme de Bill Clinton) laissaient augurer d’un taux de désaffection particulièrement spectaculaire.
Ce qu’ils avaient déjà obtenu en laissant, après Bush (l’idiot utile) un charismatique « presque noir » concourir pour l’investiture ils vont cette fois ci l’acquérir en opposant un vieux gauchiste idéaliste à un arriviste milliardaire foncièrement amoral. Aussi caricatural et grotesque soit-il (mais il faudra bien finir par admettre que « plus c’est gros plus ça passe » !) ce scénario est bien en train de mobiliser (en les divisant) la majorité des citoyens américains et, plus grave encore, hypnotiser une grande partie des classes éduquées du vieux continent, si étrangement prompte à s’illusionner devant un artéfact politico-médiatique venant d’outre-Atlantique alors qu’elle rejette massivement et en toute lucidité, tous ceux produits sur son propre sol. 
Il est ainsi très instructif bien qu’un peu désolant de voir se succéder et se côtoyer sur les réseaux sociaux, en alternance et dans le même enthousiasme, des « posts » en faveur des « Nuits debouts » avec les vidéos et autres clips de communication de la « campagne » de Bernie Sanders…D’un côté le refus radical de toute délégation incarnée et de l’autre la production « industrialisée » de la légende en marche…
Il est quand même peut être aujourd’hui possible d’envisager que ce qui se passe sur les places de France ensemencera sa périphérie et que de plus en plus de voix s’élèveront pour s’opposer farouchement à toutes les usurpations de la conduite du progrès social tant il est de plus en plus clair que ce dernier est consubstantiel à son organisation collective et au rejet de la délégation !


Le 21 avril 2016
Singulier.eu

Pdf Pdf

retour à la page index Retour index


1Dont Howard Dean, ancien président du comité national du Parti démocrate, dit de lui: « c'est simplement un démocrate progressiste. La réalité, c'est que Bernie Sanders vote 98 % du temps avec les démocrates

2Au sens de troubles psychiques profonds privant un individu de ses facultés mentales